Prose

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VII Harmonie invisible dans les natures mortes de Willem Claesz Heda

J’avais toujours été fascinée et éblouie par les étals des marchés aux poissons. Leurs écailles aux teintes métalliques et argentées comme des métaux précieux, aux reflets irisés et bleutés tels le saphir ou le miroitement d’un ciel de plomb sur la mer frémissante un jour d’orage, lorsque le vent fait frissonner le miroir de l’eau d’éclairs changeants, aux rougeoiements éclatants comme le rubis ou la soie pourpre des cardinaux en opposition avec la chair tendre et orangée des saumons frais et les nuances nacrées de roses des crevettes sur leur lit de glace blanche parsemé d’algues vertes m’émerveillaient comme une nature morte de Willem Claesz Heda qu’éclairait une lumière qui n’est pas la lumière naturelle et qui provient d’une source mystérieuse, non apparente dans le tableau, qui projette une lueur quasi mystique sur la transparence des verres et donne à ses tableaux une connotation religieuse, si tant est qu’ entr’apercevoir la beauté d’une chose, d’un être, d’un paysage c’est contempler l’image, le reflet, le rêve terrestre de la Divinité. Ces natures mortes par la suggestion d’un foyer lumineux invisible à l’extérieur de la toile faisaient un peu penser à l’Allégorie de la caverne où la lumière, la forme, l’« eidos » ne pouvait jamais être contemplé sans une anabase en ce que les hommes n’avaient pas encore fait l’expérience de la vérité et habitaient par conséquent le royaume des ombres. La lumière en effet était tellement éblouissante pour les esclaves habitués à contempler des reflets que lorsqu’ils se détournaient des mirages pour regarder la vraie réalité, ils en étaient comme aveuglés. Et ce n’était qu’après s’être habitués à la clarté, qu’ils pouvaient enfin ouvrir tout grand les yeux.

J’avais toujours été fascinée aussi par les bars dans lesquels j’entrais pour échapper quelques instants à la solitude qui m’échoyait mais souvent, je ne parlais pas, je commandais un verre et contemplais le chatoiement de la lumière sur le verre et la carafe, brillante comme les pièces de monnaie posées sur la dorure du comptoir et au fond du verre, je trouvais souvent, non pas l’ivresse, mais une perle frangée d’or, ou un diamant au liseré d’argent. Les bouteilles multicolores suspendues les unes à côté des autres et les sirops bigarrés de toutes sortes de fruits, rouges, jaunes, verts, roses, oranges, bleues, comme les diaprures des ailes de papillon, comme les reflets irisés de la lumière sur les bulles de savon, comme les couleurs de l’arc-en-ciel, les bonbons bariolés en forme de fraises ou de citrons orchestraient de leurs multiples teintes, nuances et variations cette célébration de la lumière artificielle, de ce demi-jour, ce devait être pour moi l’image même du paradis parce que j’éprouvais alors comme une illumination, un peu comme le capitaine Haddock qui ne conçoit pas un voyage sur la lune sans une bouteille de whisky, dût-il mettre en danger tout l’équipage. C’est en effet un peu sur une autre planète que je me trouvais alors, non par une consommation excessive d’alcool, mais parce que je contemplais la beauté comme les ailes d’un oiseau exotique, l’éclat des couleurs et des reflets au sein d’une pénombre qui n’était pas l’obscurité complète mais laissait pénétrer la lumière, mais quelle lumière, était-ce la lumière électrique, la lumière du jour ou bien quelque chose d’autre ? Un mélange ente la lumière des néons et la lumière diurne laissait filtrer la lumière divine, cette lumière qu’on ne voit d’habitude pas à l’œil nu mais dont je percevais les éclats radieux. Une fois, il m’était arrivé de voir dans un verre de vin qui avait une belle robe rouge, alors que je dînais dans un restaurant, des escarboucles, des grenats et des almandins qui auraient scintillé de feux pourpres et intermittents à la gorge d’une belle femme en tenue de soirée. Le garçon ne comprenait pas pourquoi je restais si longtemps à regarder cette cruche de vin, sans la boire, pourquoi j’avais attendu la fermeture sans même y toucher, il m’observait d’un air méfiant, craignant que j’en oublie de payer.

Claire d'Orée

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Du point de vue physique, la lumière avait une nature double, à la fois onde et corpuscule mais la connaissance simultanée de cette double nature était interdite en vertu du principe d’incertitude de Werner Heisenberg. On pouvait dire que la lumière c’était l’Or dont Pindare disait qu’ «  il traverse de son éclat tout ce qui à l’entour vient en présence ». C’est la raison pour laquelle Cézanne affirmait ne pouvoir représenter dans la phrase de Balzac le terme « couronnés ».

V L’Harmonie invisible : Héraclite, Turner

La couronne en effet était l’ornement dont le cours de philosophie sur Henri Matisse de François Fédier disait qu’il était « la configuration harmonieuse, si tant est que l’harmonie majeure ne puisse décidément pas être celle qui apparaît – comme l’enseigne Héraclite ». Le fragment 54 énonce que « l’harmonie invisible est plus parfaite que l’harmonie visible ». Or qu’était l’harmonie ? C’était un rapport entre des tons, des couleurs, des sons au sein d’un ensemble, la mélodie, le tableau, le poème de telle sorte qu’il produisait un effet agréable et plaisant à l’œil ou à l’oreille et causait un plaisir spirituel, en musique on pouvait parler d’euphonie, de consonances et en peinture d’unité des contrastes tandis qu’en poésie il fallait parler d’eurythmie, d’échos sonores c’est-à-dire de rythmes et de rimes, d’allitérations et d’assonances. L’harmonie imitative en poésie visait à reproduire un son réel, par exemple le chant d’un oiseau ou le sifflement des serpents par la simple alliance des sonorités des mots. Mais, l’harmonie dont parlait Héraclite n’était pas apparente au premier regard, il fallait pour l’apercevoir que le regard plonge au-delà des apparences. Or, cette harmonie invisible était, disait-il, plus parfaite que l’harmonie apparente. En quoi consistait-elle ?

Elle était une unité des contraires : jour-nuit, hiver-été, guerre-paix, abondance-disette.

Le Jour et la Nuit s’alliaient au regard de leur dimension de visibilité et d’apparition qu’était l’Espace (le Ciel et la Terre) et au regard de leur dimension de manifestation et de succession qu’était le Temps, tandis que l’espace et le temps eux-mêmes s’unissaient au sein de l’Espace-Temps de la théorie de la relativité, où le Temps pouvait être converti en Espace : en le multipliant par la vitesse de la lumière, on obtenait la distance qu’elle parcourait durant cet « espace de Temps ».

La voûte céleste et le sol terrestre, dans la Bible, étaient premiers par rapport à la clarté et à l’obscurité. Dans la Genèse, Dieu créait d’abord le Ciel et la Terre puis le Jour et la Nuit, donc d’abord l’Espace puis le Temps. L’entre-deux du Ciel et de la Terre, c’était l’horizon, la ligne de démarcation qui sépare les deux et qui par certains temps s’abolit, disparaît, s’efface comme dans certaines peintures de Turner où Ciel et Terre se fondent dans un brouillard diffus et finissent par ne plus pouvoir se distinguer.

Lors d’un voyage que j’avais entrepris sur les lieux de mon enfance et où j’avais commencé à traduire la poésie de Georg Trakl, j’avais habité l’ancien palace auquel on avait accès à partir d’un parking entouré de cactus, de plantes épineuses comme des figuiers de Barbarie, de palmiers, de fleurs et de sentes recouvertes de graviers. La porte tournante au-dessus de laquelle était inscrit le nom de l’hôtel donnait sur une grande entrée très haute de plafond et dont les murs étaient recouverts de marbre et au bout de cet espace, on apercevait, au travers d’un deuxième portail une terrasse en hémicycle entièrement blanche parsemée de quelques arbres en pots qui reflétait la lumière de manière si crue qu’on en était comme ébloui, abasourdi, étourdi, et le contraste de la blancheur de l’hémicycle et de la mer, qu’on apercevait au bout jusqu’à l’ horizon où elle se séparait d’avec le ciel, d’un bleu plus pâle, était si frappant qu’on pouvait demeurer plusieurs heures à la contempler avant de descendre par le petit escalier en colimaçon, vers la plage. Les jours de brume ou de brouillard, le ciel et la mer se confondaient, n’étaient plus désunis par une ligne de partage si bien que les navires au loin, semblaient flotter dans le ciel, et la mer comme un lavis bleuté, couvrir, envelopper, parcourir tout l’horizon.

L’Hiver, la mer était forte et il y avait certains jours de la tempête tandis que l’Eté, les plaisirs de la baignade étaient autorisés. L’Hiver et l’Eté avaient une autre manière de s’opposer et de sembler des contraires irréductibles. En Hiver, la résidence était déserte car les vacanciers la désertaient pour dévaler les pistes de neige mais l’Eté, tous les résidents affluaient pour profiter de la plage et de la mer. Mais cette opposition n’était qu’en surface, comme il m’était apparu car l’Hiver et l’Eté s’alliaient, se réconciliaient, cessaient leur différend au regard du Temps, qui dans son déroulement d’un présent à la fois toujours structurellement identique et toujours autre, faisait alterner les saisons. Philosophiquement parlant, l’Hiver et l’Eté étaient un au regard du mouvement des saisons dont le temps était la mesure, le nombre, l’unité même s’il avait trois dimensions. Cette structure tridimensionnelle abritait elle-même l’unité de la temporalité où passé, présent et avenir coïncidaient. C’était donc d’abord le Temps, puis la Temporalité qui constituaient l’unité de l’Hiver et de l’Eté.

L’harmonie au sens héraclitéen était une alliance entre les contraires. Mais l’harmonie inapparente était aussi le sentiment de l’unité, le sentiment que tout est un, le sentiment que tout vient de l’Être et retourne à l’Être, l’Un. Ce sentiment, seuls les poètes et les philosophes pouvaient l’expérimenter. C’était un peu comme si l’on soulevait le voile des apparences conventionnelles : au-delà, dans la transparence bleutée de l’azur, il y avait comme un autre monde et pourtant c’était le même que celui dans lequel les hommes s’affairaient, s’occupaient, se pressaient ; c’était comme une autre dimension de l’espace et du temps dans laquelle régnait l’harmonie secrète des couleurs de la lumière et de la musique de la Nature, où les teintes paraissaient plus vives, plus brillantes, plus étincelantes, où les sonorités, chant des oiseaux, bruissement des cigales, souffle du vent dans les branches, résonnaient à l’unisson de ces variations de la lumière.

On ne pénétrait jamais dans cette dimension, dans ce sanctuaire sans une certaine frayeur car elle mettait en jeu et par conséquent en péril toute notre vie, elle la risquait un soupçon de plus que le reste des mortels. C’était un éblouissement complet, un bouleversement de tout notre être, une déchirure. Il se pouvait que nous ne pénétrions jamais dans ce monde, que nous restions sur le seuil, que nous ne franchissions pas la frontière au-delà de laquelle se trouve la vraie réalité mais alors nous resterions dans le septième cercle et rien ne nous serait donné, ni la beauté, ni le chant, ni l’Art : c’était comme la porte étroite par laquelle seul les saints, c’est-à-dire les artistes pouvaient entrer. Cette transgression nous ébranlait de pied en cap, c’était une secousse sismique, un raz-de-marée qui nous submergeait tout entier, un volcan en éruption qui nous engloutissait de sa lave. C’était un peu comme si l’Esprit saint descendait sur nous, comme sur les apôtres le jour de la pentecôte et que nous en fussions tout illuminés et comme transcendés.

Dans l’immanence, au cœur même de la réalité, dans sa cachette la plus inapparente, la plus secrète, la plus imperceptible demeurait comme en retrait et d’une certaine manière toujours occultée par le discours stéréotypé et par le règlement de nos sens l’ornement primitif, le joyau pur. C’était ce que les Grecs avaient compris lorsqu’ils appelaient leur monde du même mot qui signifie à la fois l’ordre, l’âme de l’univers et la parure de bijoux qui orne le décolleté des femmes. Cet ornement qui confère au monde l’harmonie, c’était ce que Baudelaire nommait « ce beau diadème éblouissant et clair » dans le poème Bénédiction :

« Mais les bijoux perdus de l’antique Palmyre,

Les métaux inconnus, les perles de la mer,

Par votre main montés, ne pourraient pas suffire

A ce beau diadème éblouissant et clair ;

Car il ne sera fait que de pure lumière,

Puisée au foyer saint des rayons primitifs,

Et dont les yeux mortels, dans leur splendeur entière,

Ne sont que des miroirs obscurcis et plaintifs ! »

C’était d’une lumière plus originelle dont il était question dans le dernière quatrain que la lumière du jour, une éclaircie qu’on pouvait qualifier de spirituelle car elle restait cachée à la non pensée, une lueur sacrée qui apparaissait de manière intermittente et découvrait pour le Poète dans une sorte d’effroi et d’extase à la fois ce qui demeurait inviolé et à jamais inaccessible au profane. Mais le mot « extase » devait être pris à la fois au sens chrétien d’une vision intérieure et béatifique de la lumière divine et au sens d’un radical « être hors de soi », un peu comme si l’on avait les yeux qui s’écarquillent et sortent de la tête, tant on était étonné de ce que l’on voyait comme s’il s’agissait d’une hallucination visuelle et auditive. Le poète était un voyant, non au sens où il prédisait l’avenir et avait le don de prophétie comme la Pythie mais parce qu’il était doué d’organes plus perçants, plus sensibles, d’un œil qui voyait, d’une oreille qui écoutait, de sens et d’esprit qui entendaient au-delà de la réalité immédiate l’essence même du Monde.

Claire d'Orée

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Sur la cheminée, un bouquet de fleurs séchées de couleur rousse qui s’évase comme un feu de brindilles, comme des flammes qui se reflètent en un double fantomatique dans le miroir où viennent aussi se peindre le jeu d’échecs sur le piano et la lampe et donnant à la pièce une plus vaste amplitude, ouvrant sur un espace imaginaire, la vision flotte dans l’air comme si elle était en suspension, où la voit-on, dans le miroir ? non, le miroir n’a pas de profondeur, il n’est qu’une surface plane, comment se fait-il alors qu’il fasse sentir la troisième dimension, qu’il permette une percée vers un autre monde fantasmatique, qu’il donne l’illusion de l’espace tridimensionnel,… quelques photographies de mes parents à l’époque de leur mariage et de mon grand-père qui ressemblait à Pierre Fresnay, une boîte incrustée de pierres semi-précieuses, des galets et une pierre blanche en forme de buste qui m’ont été donnés comme des preuves d’amour, une autre boîte dans les tons de bleu dont le couvercle est ébréché, un mannequin servant de modèle à peindre qui m’a été offert pour Noël.

La peinture, je m’y suis essayée, mais c’est trop difficile de rendre sa vision, pas plus que la photographie, elle ne me permet de rendre ce que je vois vraiment comme ces pots de confiture que j’ai représentés posés sur une nappe blanche, parce qu’au petit déjeuner ils m’apparaissaient dans leur parure de pourpre et d’or et dans une lumière si étincelante qu’ils resplendissaient de mille feux, qu’ils étaient comme embrasés par un Soleil rouge, qu’ils faisaient retentir leur symphonie de couleurs rosées et orangées qui m’éblouissait de sa splendeur.

Une autre fois, je me suis essayée à peindre une nature morte avec des oignons et des gousses d’ail. J’avais posé sur la cheminée le livre d’Henri Maldiney, « L’Art, l’éclair de l’être », parce que je voulais mêler le texte et l’image. J’ai tracé des signes sur la surface du tableau à l’aide des couleurs qui ne figuraient plus les objets mais renvoyaient à la divinité, absente de la réalité mais que le tableau rendait visible, palpable, tangible. En fin de compte, mon art ne représentait plus des objets mais était la trace encore sensible au creux du quotidien de l’éclaircie de l’être, de la clairière où s’abrite l’étant et dans son éclosion, je voyais poindre une lumière d’aurore, la lueur d’un autre monde qui s’ouvrait à moi dans une sorte d’angoisse abyssale, un monde de naissances et de métamorphoses, un monde non plus dévasté par la main de l’homme mais gardant mémoire des Dieux et de leur rapport à l’être de l’homme. J’ai laissé le fond nu parce que les choses semblaient émaner d’un abyme, d’un néant, d’un rien qui s’entrouvrant laissait advenir le monde dans sa beauté originelle, dans son harmonie première. J’y ai juste peint les lettres du titre du livre avec le noir d’une écriture calligraphique. Puis insatisfaite de ce que j’avais réalisé, j’ai tout recouvert d’une couche dorée, puis d’une couche de noir laissant affleurer des taches de lumière pure ainsi que la composition. Le noir, c’étaient les ténèbres, la nuit dont surgissait comme la beauté d’un cygne sur un lac autour duquel les passants se promènent le dimanche la blancheur de l’oignon, sa couleur orangée ou bordeaux selon ses différentes espèces. La nuance du livre posé sur la cheminée créait une affinité avec la rougeur de l’oignon, ce qu’en poésie on appelle un écho sonore, en musique une consonance.

En somme, les choses ne sont pas pour moi des objets purement fonctionnels, des outils destinés à des fins concrètes et pratiques ou des denrées prêtes à consommer, elles se manifestent dans un horizon entièrement neuf, comme si je ne les avais jamais vues, dans une lumière qui les illumine de sa clarté radieuse, comme si elles étaient, elles qui paraissent à tout un chacun bien connues, étrangères et par conséquent étranges. Elles recèlent un infini mystère, celui de l’Etre qui se déclôt par instants pour laisser entr’apercevoir la merveilleuse beauté du dehors, dans sa richesse et sa plénitude. Un peu comme un point d’orgue, comme un crescendo qui peu à peu, dans sa lente montée, finit par laisser entendre un son très aigu et qui est comme l’apothéose du morceau de musique, l’apogée ultime, l’acmé dernière.

Claire d'Orée

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En somme, les choses ne sont pas pour moi des objets purement fonctionnels, des outils destinés à des fins concrètes et pratiques ou des denrées prêtes à consommer, elles se manifestent dans un horizon entièrement neuf, comme si je ne les avais jamais vues, dans une lumière qui les illumine de sa clarté radieuse, comme si elles étaient, elles qui paraissent à tout un chacun bien connues, étrangères et par conséquent étranges. Elles recèlent un infini mystère, celui de l’Etre qui se déclôt par instants pour laisser entr’apercevoir la merveilleuse beauté du dehors, dans sa richesse et sa plénitude. Un peu comme un point d’orgue, comme un crescendo qui peu à peu, dans sa lente montée, finit par laisser entendre un son très aigu et qui est comme l’apothéose du morceau de musique, l’apogée ultime, l’acmé dernière.


IV Georges de La Tour, Cézanne et Malévitch


Ou comme ces taches non recouvertes par la palette du peintre et situées au point le plus rapproché de l’œil qui, dans l’œuvre de Cézanne, culminent après les variations de la couleur du spectre et qui sont comme un concentré de lumière, un foyer où irradie la blancheur du fond laissé parfois nu, le blanc n’étant jamais qu’un condensé de toutes les teintes de l’arc-en-ciel par un surprenant raccourci qui fait que la couleur la plus pâle, la plus neutre, la plus pure, la plus lumineuse est en fait composée de toutes les couleurs et qu’elle en est par conséquent comme la quintessence.

La blancheur est une sorte d’absolu indépassable de sorte que lorsque Malévitch peint son carré blanc sur fond blanc, il atteint une limite qu’il ne peut plus transgresser, un seuil, une frontière au-delà de laquelle s’étend l’infini de la neige.

La neige comme une symphonie de blancheur se manifestait à moi, lorsque je rentrais de la bibliothèque où je travaillais, certains jours où je descendais à l’arrêt Hôtel de Ville. C’était l’hiver. La patinoire rayonnait d’une blancheur immaculée. C’était comme un scintillement de diamants, comme une féerie de neige dont l’étincellement ravissait mon âme, pénétrait dans les couches souterraines de mon cœur. Des patineurs évoluaient harmonieusement sur la glace en traçant des figures et la blancheur de l’Hôtel de ville et du ciel éclairé par les lampadaires en accord avec la pureté de la glace me donnaient l’impression d’être entrée dans un autre univers, celui du givre et du marbre blanc, du schiste et du sel, des sommets enneigés des Alpes où brillent les neiges éternelles.

A côté de la patinoire, il y avait un manège datant de la Belle époque et les chevaux blancs harnachés de couleurs vives brillaient en tournant, montaient, descendaient comme les danseurs que je venais d’apercevoir. Cette illumination, ce feu d’artifice, cet éblouissement faisaient miroiter à mes yeux une blancheur lumineuse dans les ténèbres comme les ailes d’une colombe, comme une substance laiteuse ou encore comme les cristaux de la lampe au cœur de la nuit. Cette blancheur, c’était le symbole de la pureté, de l’innocence, c’était aussi la couleur du Royaume des Idées, où habitaient les âmes des morts.

Toute sa jeunesse Cézanne avait tenté de représenter cette blancheur, cette nappe « …blanche comme une couche de neige fraîchement tombée et sur laquelle s’élevaient symétriquement les couverts couronnés de petits pains blonds » mais avait finalement compris qu’il ne pouvait peindre que les objets parce que la lumière est invisible et que seules les couleurs la rendent visible, d’où cette phrase énigmatique dans la bouche d’un artiste : « La lumière n’existe donc pas pour le peintre ». La couleur blanche elle-même n’était pas la lumière, elle était seulement la surface qui réfléchissait le mieux la lumière qui, elle, ne se pouvait regarder en face sous peine d’être aveuglé, ce qui en était la plus voisine incarnation, la plus proche manifestation. Tenter de représenter la lumière, analogon du Dieu et du Verbe, était une entreprise vouée à l’échec comme parler du silence.

Ce que Cézanne concevait comme une entité nouménale, une idée vivante, comme un être de raison pure, la couleur n’existait pas en soi, elle se situait plutôt à la jonction entre le subjectif et l’objectif, elle était, « le lieu où notre cerveau et l’univers se rencontrent ». La chose en soi, le noumène, donc ce qui demeurait à jamais inaccessible à nos sens et à notre entendement, c’était bien plutôt la lumière elle-même, l’étincelle qui incendiait la mer rougeoyante comme du métal en fusion ou la flamme qui faisait briller les larmes de Saint Pierre dans le tableau de Georges de la Tour.

Du point de vue physique, la lumière avait une nature double, à la fois onde et corpuscule mais la connaissance simultanée de cette double nature était interdite en vertu du principe d’incertitude de Werner Heisenberg. On pouvait dire que la lumière c’était l’Or dont Pindare disait qu’ «  il traverse de son éclat tout ce qui à l’entour vient en présence ». C’est la raison pour laquelle Cézanne affirmait ne pouvoir représenter dans la phrase de Balzac le terme « couronnés ».

Claire d'Orée

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Livre de chevet dans l’ombre bleue de la lampe aux reflets dorés où se meurt la lumière du jour dans l’épiphanie de la clarté nocturne, livre contemplé avec gourmandise comme recélant des trésors encore non divulgués à l’âme avide de science et apte à de multiples métamorphoses, où les symboles encore non déchiffrés par l’oeil prennent forme d’appel au souffle de l’Esprit, objet prenant à mes yeux une figure nouvelle et inconnue sous l’effet conjugué de l’atmosphère studieuse et feutrée du soir et du désir de connaissance.

Bouquet de pivoines roses et blanches dans leur épanouissement de fruits mûrs trop lourds pour être supportés par leurs tiges apparaissant en chair et en os à travers la transparence du vase et qui tombent en gerbes de corolles, que le balai peine ensuite à déblayer pour les jeter, déçu d’une durée aussi brève, dans le vide-ordures. Les pétales jonchent le sol et forment un chapelet de perles fines et nacrées qui s’égrènent comme des notes de musique sur une harpe magique ou une cascade de gouttelettes translucides s’épelant telles les lettres d’un alphabet muet au silence éloquent. Le regard s’éclaircit devant l’éclat de la splendeur des fleurs en leur floraison et s’étend jusqu’aux recoins de la pièce, sur la table où gisent la lettre d’un professeur à qui j’ai envoyé un poème et qui ne m’a jamais répondu et les différentes éditions de la poésie de Trakl que j’ai de longue date entrepris de traduire ainsi que sa correspondance.

Au-delà les tentures dans des tonalités de gris, de bleu, de rose et de vert dont l’harmonie secrète avec la reproduction d’une vue de Sienne par Ambroggio Lorenzetti me saute à la figure. C’est une construction imaginaire de murs enchevêtrés, un bourg aux rues animées avec de belles dames et de beaux messieurs, la ville apparaît en relief grâce au volume que donne l’illusion de la perspective. Les couleurs sont pâles, effacées par le temps et laissent à certains endroits affleurer des taches blanches comme des vides, des trouées dans l’espace, des points où la surface n’est pas recouverte, comme des lieux où la lumière se focalise, se concentre, s’intensifie. Cette simple peinture en trompe l’œil repose mon regard des vicissitudes de l’existence, lui offre un réconfort, une halte, un repos.

La musique de chambre de Fauré que répand dans la pièce la chaîne stéréo résonne de sonorités graves ou aiguës, d’images auditives, dont l’harmonie apaise ma douleur tenace et crée une atmosphère de chaleur douce ou de mélancolie grave et langoureuse. Elle est comme un témoignage de la noblesse de pensée de ce compositeur à l’aide de ses moyens propres : la mélodie, le rythme, la cadence, les consonances et les dissonances, l’ensemble instrumental, un testament de son intelligence infinie, de son esprit si profond, de son imagination si féconde, de la bonté de son être, une porte d’entrée vers le mystère infini de la création.

Elle crée des correspondances étroites entre, d’une part, la lumière qui émane de la toile au mur à travers les nœuds qui s’entrouvrent dans le patchwork de couleurs et qui est une sorte de béance, et d’autre part le dévoilement qui s’opère, s’effectue, s’accomplit par son intermédiaire, le silence qui culmine par instants et nous subjugue. Dévoilement de l’être ? Peut-être …car l’âme vibre à l’unisson, est une sorte de corde qui frémit lorsque l’ouïe est effleurée de l’archet euphonique du violon. L’essence de la musique est de nous procurer le bonheur de la poésie retrouvée. Le chaos débouche sur la mort. Mais la musique apaise les forces centrifuges qui sont générées par l’angoisse et nous poussent vers l’autodestruction et le suicide.

Entre la peinture qui s’offre à mon regard, la musique que j’écoute étendue sur mon canapé et le recueil de poèmes que je tiens entre les mains s’établissent ainsi des analogies profondes. Les interstices entre les mots sur la page blanche représentent à mes yeux le même silence que je lis à travers la ligne mélodique entre les notes et le même blanc lumineux qui apparaît sur la représentation polychrome affichée au mur entre les personnages et les murailles.

Et puis tout à coup apparaissent les pots de peinture entassés là-bas sur la table basse. Ils se manifestent dans leur être même c’est-à-dire nimbés d’une aura et dans une clarté telle qu’ils surgissent pourrait-on dire de l’inconnu, comme s’ils venaient de nulle part. La pâte onctueuse traverse de son vif éclat et de sa luminosité le verre transparent. Les couleurs roses, bleues et vertes dans une tonalité pâle comme des bonbons acidulés ou encore comme du chewing-gum fraise, menthe ou chlorophylle parfument de leur vertu bienfaisante, de leur pouvoir euphorique la pièce. Le tapis de soie aux teintes nacrées resplendit de tons identiques à ceux des rideaux, des pots de peinture, de la reproduction de la ville de Sienne et crée une atmosphère qui m’entoure de son halo de paix.

Claire d'Orée

  • Tétanisante inertie
    28.05.2020 12:18
    procrastination ?
     
  • Larme...
    28.05.2020 12:17
    je pense que je voulais dire un truc spéciale... caché... intrigant :-)
     
  • Larme...
    28.05.2020 12:15
    bah en fait je ne sais même plus ce que voulais dire !! lol :-) en tous cas attristés prend ées :-)
     
  • Haïku doré
    26.09.2012 16:01
    Bon Jour, Ciel, Si je puis me permettre, en toute amitié: 5/7/5 Vaste champ d'épis - Mot de saison ...
     
  • Lettre par Aurore Dupin
    23.09.2012 10:27
    aurore Dupin est le vrai nom de George Sand, elle a envoyé cette lettre à Alfred de Musset... je vous ...